
31 Jan EXPOSITION
Exposition à la galerie Liaigre, Mains Ouvertes, du 23 mai au 30 novembre 2016
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Alors que notre consommation quotidienne d’images, aussi vite oubliées qu’entrevues, n’en finit pas de croître comme si elle ne devait connaître aucune limite, il appartient peut-être à la peinture de se manifester comme une force de résistance à ce que le regard banal, celui qui se contente de repérer un objet – sa forme, ses couleurs, sa présence fugace – a d’outrageusement hâtif. Il en va en tout cas ainsi – mais ce n’est évidemment qu’un de ses aspects, peut-être le plus immédiatement abordable – de la peinture de Vincent Gassin-Gradstein.
Balayez ces toiles du regard que vous accordez à l’ordinaire quotidien et vous n’y distinguerez pas grand chose, rien qu’un peu de couleur répandue sur un fond neutre. Des taches monochromes ou presque, des formes floues à l’intérieur desquelles un rouge, un jaune, un mauve vient plus ou moins s’affirmer.
Autant reconnaître que cette peinture ne s’offre qu’à la condition que l’on soit d’abord prêt à lui accorder le temps d’un examen plus sérieux. Cela suppose que l’on accepte d’interrompre les différents flux (de mouvements, de gestes, de discours peut-être, d’informations, d’images) composant la vie quotidienne afin de percevoir ce qu’elle propose.
L’apparente simplicité de chaque toile dissimule un protocole d’élaboration d’une assez rare complexité, qui implique lui-même une certaine endurance : faut-il en être informé pour appréhender au mieux cette peinture qui peut sembler, pour un œil pressé, presque pauvre ? Cela n’est peut-être pas obligatoire, mais une fois alerté, le spectateur consentira sans doute plus volontiers à octroyer à chaque œuvre un temps nécessaire à son exploration.
Lorsqu’on constate que des coutures sont inscrites dans le support, sur un mode discret jusqu’à leur presque effacement, elles paraissent d’abord définir arbitrairement des formes plus ou moins géométriques ou rigoureuses, dont l’addition recompose un format de toile finalement classique. Réalisées par une technicienne à partir d’un dessin fourni par Vincent Gassin-Gradstein, soigneusement mises à plat et repassées pour ne demeurer qu’en à peine relief, elles dérivent du graphisme de certaines lettres hébraïques, choisies pour leur forme et leurs possibilités de sens.
Si le peintre utilise depuis déjà quelque temps des toiles ainsi découpées-cousues avant même de recevoir leur couche d’apprêt, celles qu’il a cette fois travaillées dépendent d’un événement a priori étranger à la peinture : après les attentats de janvier 2015, il ressent plus que jamais un besoin impérieux de dessiner et de peindre «des mains» – tant pour leur éventuelle portée symbolique que pour la variété des motifs qu’elles peuvent offrir. Dans ce but, il réalise un copieux ensemble de photographies en couleurs où deux mains adoptent une multiplicité de postures : crispées ou détendues, les doigts croisés plus ou moins fortement, les paumes offertes ou dissimulées, la peau changeant de pigmentation selon la pression des doigts, etc. De ces photographies, il déduit un long cortège de dessins et de peintures de petit format, selon diverses techniques – crayon noir ou de couleur, craies grasses, peinture à l’huile – où les lignes et les angles peuvent se trouver accentués de façon, sinon expressionniste, du moins terriblement expressive, comme si chaque paire de mains dessinée ou peinte, ou plus précisément chaque dessin ou peinture, venait témoigner d’une énergie aussi bien dépensée qu’en réserve, ou d’une sorte de rage latente.
«Réalistes» ces petites peintures ne sont nullement destinées à être ultérieurement agrandies : pour Vincent Gassin-Gradstein, il convient bien plutôt, sans refouler ce dont elles témoignent, de les épurer pour n’en reconduire, plutôt que les couleurs ou les détails morphologiques, que la signification ou la portée. C’est alors en les recouvrant d’une feuille de calque que le peintre, y privilégiant certaines lignes de forces, structure leur motif, et en retient à la fois une forme globale et le dynamisme interne qui la supporte : cette seule forme est finalement destinée, sans revendiquer ouvertement sa genèse mais en lui restant pourtant discrètement liée, à connaître sur la toile un avatar supplémentaire par son traitement coloré.
Les couleurs elles-mêmes font l’objet d’une longue recherche, au cours de laquelle chacune connaît des états successifs; les pigments retenus réagissent différemment selon la nature du support, le grain de la toile, son tissage plus ou moins serré modifient, ne serait que d’une manière qu’un artiste moins exigeant pourrait juger négligeable, les effets chromatiques prévus. Jusqu’au moment d’aborder «la peinture», Vincent Gassin-Gradstein vérifie la tenue de sa couleur sur la toile à laquelle il la destine (on en trouve la trace dans les quelques touches colorées déposées sur un bord extérieur du châssis).
Au terme de cette série de pratiques et de décisions se trouvent définis un support, une forme et une couleur, dont l’articulation devrait aboutir à une peinture en grande partie «programmée», ou si rigoureusement préparée qu’elle ne pourrait guère surprendre son auteur : tout est intellectuellement prêt pour qu’il n’y ait plus qu’à accomplir ce qui aura été prévu.
Mais dès que la peinture entre en jeu (dès que Vincent Gassin-Gradstein entre dans le jeu de la peinture), c’est bien entendu tout autre chose qui advient, et ce qui semblait d’abord globalement prévisible se trouve soumis à une déroutante incertitude. Plus ou moins diluée, la couleur unique entraîne des modifications de la forme – pour restaurer un équilibre, pour souligner la persistance d’un geste. Légère, elle produit une effusion lyrique inattendue; plus concentrée, elle suggère une tension presque dramatique. L’apprêt répandu sur le support avant l’intervention de la couleur perturbe cette dernière par des effets non maîtrisables : irisations et pointillisme local qui confèrent au voile coloré comme une épaisseur de matière, minimes dénivellations produisant une suite de tons différents. Pour leur part, les coutures, là où la couleur les recouvre, se signalent par des lignes chromatiquement plus marquées : la lettre initiale reste assez fantomatique, et n’en devient que plus désirable, elle demeure partiellement peu lisible, mais ce qu’on en devine accentue l’énigme de sa présence. Se ravive de la sorte la singularité des choix effectués avant de peindre – telle lettre, telle posture des mains se fondant dans la couleur qu’elle justifie, et la décision qui accorde l’une à l’autre : chaque toile donne ainsi à voir une sorte de mémoire qui est en un sens «la sienne» – celle du parcours la constituant; elle résonne de la durée de sa préparation et des gestes qui ont autorisé le passage de sa conception à sa réalisation, tandis que sa forme a gagné son autonomie, abandonnant presque entièrement son référent initial.
Arrive nécessairement le moment où l’on s’interroge sur les raisons qui ont amené le peintre à adopter ses principes : pourquoi inscrire une lettre dans chaque support ? Pourquoi sélectionner, parmi bien des motifs ou prétextes à peinture, les mains – en n’en conservant enfin qu’à peine une allure fugitive ? Pourquoi ne travailler, sur chaque toile, qu’une seule forme, même particulièrement labile et complexe ? À cette dernière question, on peut au moins répondre qu’il y a longtemps que Vincent Gassin-Gradstein sélectionne de la sorte, pour réaliser chacune série de ses toiles, une forme dont il développe les possibles variantes – mais une telle réponse demeure évidemment incomplète et ne résout pas tout-à-fait le problème posé. Pas plus que la relation établie entre des circonstances historiques et la portée allégorique des mouvements de mains ne rend parfaitement compte du rôle que tiennent celles-ci dans cet ensemble de travaux. Quant à la présence de ces lettres hébraïques, elle fait écho à un intérêt marqué pour leur plurivocité – telle que le titre de chaque toile s’en inspire -, mais aussi à ce que l’on pressent de préoccupations personnelles.
On ne peut alors que reconnaître dans cette part active d’autobiographie, à la fois affective et intellectuelle, ce qui donne à cette peinture sa nécessité, c’est-à-dire sa capacité à convaincre le spectateur qu’elle ne peut être autrement qu’il la découvre.
Gérard Durozoi
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